vendredi 22 mai 2015

Tram 83, de Fiston Mwanza Mujila (dauphin du Prix Première)




Retour sur le Prix Première en évoquant Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila.
Un peu à la surprise générale, ce livre s’est hissé au dernier tour lors des délibérations. Mais il était trop particulier pour pouvoir disputer le titre au très beau roman d’Océane Madeleine.
Pour être tout-à-fait honnête, je n’aurais jamais lu ce roman de moi-même. Mais faisant partie des sélectionnés, je fus bien obligé de le lire. Dès les premières pages, j’ai craint que cette lecture ne soit très longue et très ennuyeuse. Le style m’a complètement déstabilisé. Mais je me suis senti force de persévérer puisque faisant partie du jury.
Puis, au fil des pages, la magie a commencé à opérer. Je me suis laissé imprégner par l’écriture si particulière de Fiston Mwanza Mujila. J’ai très vite compris que l’histoire n’était pas particulièrement importante. L’intrigue souffre d’ailleurs de quelques chutes de rythme, ce qui est fréquent dans un premier roman. Par contre, il brosse une fresque incroyable, bigarrée et bruyante d’un monde en perdition.
Lucien, intellectuel et écrivain, débarque à la Ville-Pays, fuyant l’Arrière-Pays et espérant faire son trou dans cette ville-cloaque. Il y retrouve son pote Requiem; seigneur-ès-magouille en tous genres. Il y fera la connaissance, entre autres, de Malingeau, éditeur autant intéressé par ses écrits et par les femmes qui hantent les trottoirs et les cafés, à l’affut de tout ce qu’elles pourraient récupérer.
 Mais en attendant, il faut se débrouiller. La poésie ne nourrit pas son homme et est même perçue comme du parasitisme. Contrairement aux magouilles incessante de Requiem, vampire-parasite qui n'existe que pour l'argent facile et malhonnête si possible.
Tout ce petit monde gravite autour du Tram 83, là où tout se passe, où tout le monde se retrouve… véritable centre névralgique de la ville, où les for unes se font et se défont.


Tram 83, c’est un tumulte permanent, une frénésie de tous les instants. Ce sont des conversations qui se mélangent, s’entrechoquent puis reprennent leur cours. Ce sont des corps qui dansent, une musique omniprésente et noyée dans le fracas des verres qui claquent, des éclats de voix, des canetons qui vous abordent: “Vous avez l’heure? Je suce divinement”, des touristes prêts à se faire plumer, des fille-mères qui tentent de soustraire leurs proies aux canetons, les étudiants grévistes, les mineurs, les magouilleurs et la diva des Chemins de Fer qui électrise la foule.
Tout s’entrechoque.
Tout se chevauche.
Tout se fond dans un magma de bruit et de couleur qui défie toute description, si ce n’est par la simple recension de tout ce qui compose ce chaos hurlant la vie comme pour mieux exorciser la mort.
Comment ne pas se brûler les ailes dans cette fournaise?
Comment survivre?
J'ai eu du mal à entrer dans ce livre. Au final, je fus un de ses défenseurs parce que je pense qu’il mérite que l'on fasse l'effort de se frayer un chemin dans ses pages. Si certains livres vous accueillent à bras ouverts, d'autres exigent que l'on joue des coudes, qu'on s'agrippe; 
Tram 83, c’est un train fou mais il ne faut pas avoir peur d'y monter.


jeudi 7 mai 2015

Wit, de Margret Edson



Il est des textes dont on tombe amoureux.
Pour moi, ce fut le 24 mars 2001.

Ce soir-là, la chaîne HBO diffusait pour la première fois Wit. Ce film signé Mike Nichols et avec Emma Thompson est l’adaptation de la pièce du même nom, lauréate du prix Pulitzer en 1999.
Dès les premières images, ce fut un choc.

Le film terminé, je me suis précipité chez Barnes & Nobles, situé à un jet de pierre de chez moi et qui fermait tard. Il FALLAIT que j’achète le texte de cette pièce signée Margaret Edson. Je le relus le soir même.

Depuis, j’ai revu ce film une bonne dizaine de fois et relu cette pièce je ne sais combien de fois. Je l’ai également vu au théatre.

Étrangement, ce texte est introuvable en français. Jeanne Moreau l'adapta pourtant et la mit en scène  au début des années 2000 avec Ludmila Mikaël dans le rôle principal.  Depuis j'ignore si elle a été remontée.
Si vous ne connaissez pas l’anglais, je ne peux que vous diriger vers le DVD du film de Mike Nichols. Sinon, l’écriture est subtile mais ne demande pas un niveau d’anglais démesuré, selon moi

Wit est la seule pièce publiée par Margaret Edson, qui enseigne l'histoire et les lettres mais a égalament travaillé dans un service de cancérologie. Elle raconte l’histoire de Vivian Bearing, professeur de lettres, spécialiste de la poésie métaphysique de John Donne, un contemporain de Shakespeare dont les Holy Sonnets sont encore très étudiés dans le monde anglo-saxon.

Elle est atteinte d’un cancer des ovaires de niveau IV.

Il n’y a pas de niveau V.



Elle est consciente de la gravité de son état.
Cette femme solitaire et sans attaches n'a personne vers qui se tourner. Les seules personnes qu'elle croise la renvoie à elle-même, comme autant de miroirs.


Elle rencontre d'abord le docteur Kelekian, chef de service, est son égal. Un homme brillant, un chercheur conscient de son intelligence et de sa valeur. Il partage avec elle une brusquerie très factuelle. C'est lui qui prononce la première réplique de la pièce:
Vous avez un cancer.
Cette phrase terrible, il la prononce avec une sorte de détachement professionnel. S'il entretient après un simulacre de familiarité d'enseignant avec Vivian, il est trop absorbé par son travail pour voir autre chose en elle qu'un cas intéressant, parce qu'elle accepte de se soumettre à un traitement expérimental. Il ne verra jamais l'humain.

L’interne Jason Posner, élève de Kelekian, présente la particularité d’être un ancien élève de Vivian Bearing. Il avait décidé de décrocher un A dans les trois cours les plus difficiles de sa faculté. Le cours de Vivian Bearing en faisait partie. Il renvoie aussi à l’étudiante qu’était Vivian Bearing: brillante, ambitieuse et acharnée mais tellement obnubilée par sa discipline qu’elle en oubliait de vivre. A tout intellectualiser, il en perd également le sens des réalités. Lorsque Vivian Bearing l'interroge sur son choix de l'oncologie, il lui répondra avec enthousiasme “le cancer, c’est formidable”, oubliant qu'il se trouve face à une malade.

Puis il y a le docteur Evelyn Ashford, la mentor de Vivian Bearing. L’admiration réciproque qu’elles se portent est traduite dans deux très belles scènes, dont une qui reste l'une des plus déchirantes que j’ai vues.

Enfin, il y a Susie Monahan, l’infirmière. De milieu modeste, sans grande instruction... elle est tout ce qui ne fait pas partie de monde de Vivian, qui pensait que “être très intelligent suffirait”.

Mais face au désintérêt de Kelekian et Posner, qui ne voient en Vivian qu’un sujet d’étude, c’est auprès d’elle que Vivian va trouver un peu de chaleur. Comme elle le dit à un moment "qu’il est désormais temps pour la gentillesse".

Et John Donne, dans tout cela?

Son oeuvre est hantée par la la peur de la Mort.
Le poème qui suit joue un rôle important dans cette histoire.

Death, be not proud, though some have called thee

Mighty and dreadful, for thou art not so;

For those whom thou think'st thou dost overthrow

Die not, poor Death, nor yet canst thou kill me.

From rest and sleep, which but thy pictures be,

Much pleasure; then from thee much more must flow,

And soonest our best men with thee do go,

Rest of their bones, and soul's delivery.

Thou art slave to fate, chance, kings, and desperate men,

And dost with poison, war, and sickness dwell,

And poppy or charms can make us sleep as well

And better than thy stroke; why swell'st thou then?

One short sleep past, we wake eternally

And death shall be no more; Death, thou shalt die.
dont la traduction française est
Ne t’enorgueillis point, ô Mort, bien que parfois
Dite grande et terrible, car telle tu n’es point ;
Ceux sur lesquels tu t’imagines triompher
Ne meurent, pauvre Mort ; tu ne peux me tuer.
Nous tirons du repos, du sommeil, tes images,
Grand plaisir ; de toi-même en doit sortir bien plus ;
Et nos meilleurs sont les premiers à te rejoindre –
Tu soulages leurs os, tu délivres leurs âmes !
Tes maîtres sont : destin, hasard, rois, furieux ;
Tu demeures avec poison, maladie, guerre ;
Un charme, ou le pavot, peuvent nous endormir
Autant, mieux que ton dard. Pourquoi donc tant d’orgueil ?
Un somme, et nous nous éveillerons éternels ;
Et la Mort ne sera plus ; Mort, tu mourras !

Vivian Bearing a consacré sa vie à son étude. L'oeuvre de Donne est traversée par cette angoisse de la mort, de cette crainte de "l'après". Et voilà que ces question de vie et de mort deviennent subitement on ne peut plus littérale pour Vivian. La remise en question est d'autant plus brutale.

Le texte de Margaret Edson joue sur l’importance de la langue, du mot juste. Vivian Bearing est une linguiste. De son étude de John Donne, elle a conservé une attention extrême au choix des mots, de la ponctuation. Mais face aux agressions de la maladie et de son traitement, elle peine à conserver sa rigueur. Cela représente aussi pour elle une forme ultime de dégradation. L’écriture au cordeau nous vaut quelques répliques superbes qui rendent palpable cet enjeu.

Wit (qui n’a pas d’équivalent direct en français, mais qu’on peut en effet traduire par “bel esprit” au sens de subtil) est aussi question de punctuation. D’ailleurs, le titre s’écrit parfois W;t, remplaçant le "I" par le ";". La symbolique de cette graphie s'explique lors d'une rencontre entre Vivian et son mentor.  La ponctuation de la traduction aurait d'ailleurs fait bondir le docteur Ashford.


Le film de Mike Nichols, qui fut couronné par plusieurs Emmy awards, fut également considéré comme un des meilleurs films de 2001 par les critiques Roger Ebert  et Richard Roeper  (qui sont de véritables institutions outre-atlantique), ce malgré le fait que le film ne fut jamais projeté en salle, mais on peut le trouver en intégralité sur YouTube.

Emma Thompson y est magnifique.
Il est à noter que parmi les actrices qui ont joué cette pièce au théatre, il faut citer Judith Light et Cynthia Nixon, qui fut nominée au Tony Awards  pour sa performance.




mardi 5 mai 2015

Le restaurant de l'Amour Retrouvé, d'Ito Ogawa



Sortant de Dexter, je cherchais un livre plus léger. Mon choix s'est porté sur ce premier roman de Ito Ogawa, que j'ai acheté de manière un peu impulsive. Le titre et la couverture me faisaient de l'oeil.
Bien m'en a pris.
Les bons sentiments ne font pas un bon livre. Mais cela ne signifie pas qu'on ne peut pas  faire un bon livre avec de bons sentiments. Dans le cas de ce Restaurant de l'amour retrouvé, il n'y a pas tromperie sur la marchandise. La quatrième de couverture annonce clairement la couleur.

Une jeune femme de vingt-cinq ans perd la voix à la suite d'un chagrin d'amour, revient malgré elle chez sa mère, figure fantasque vivant avec un cochon apprivoisé, et découvre ses dons insoupçonnés dans l'art de rendre les gens heureux en cuisinant pour eux des plats médités et préparés comme une prière. Rinco cueille des grenades juchée sur un arbre, visite un champ de navets enfouis sous la neige, et invente pour ses convives des plats uniques qui se préparent et se dégustent dans la lenteur en réveillant leurs émotions enfouies. Un livre lumineux sur le partage et le don, à savourer comme la cuisine de la jeune Rinco, dont l'épice secrète est l'amour.

En général, j'essaye d'éviter de lire les quatrième de couverture, ou au moins d'attendre d'avoir oublié leur contenu avant de lire un roman. J'aime découvrir un livre avec une totale ignorance de son contenu. Trop souvent, cette quatrième en dit trop et la lecture est parasitée en attendant que se passe ce qui est annoncé. C'est pourquoi il m'arrive de laisser traîner des livres plus d'un an avant de les lire (Black Album d'Hanif Kureishi aura attendu 5 ans, un record), pour retrouver cette ignorance. Il ne reste  que le souvenir que ce livre me faisait envie. C'est suffisant pour me donner envie d'attaquer la lecture
Mais pour ce livre, l'essentiel ne réside pas dans l'histoire en elle-même.
Il s'agit plutôt des sensations partagées.
De couleurs, d'odeurs...
Ce court extrait des premières pages donne une bonne idée du ton général de ce livre.
Cet appartement renfermait, condensés, les souvenirs de trois années de vie commune avec mon fiancé et tout ce que nous possédions de plus précieux. Chaque soir, je cuisinais en attendant son retour. L'évier était petit mais nanti d'une paillasse carrelée, et l'appartement, qui faisait l'angle, avait des fenêtres sur trois côtés. Lorsque j'étais de service du matin au restaurant, la joie de préparer le repas en fin d'après-midi, dans la lumière orangée du soleil déclinant, était un bonheur sans pareil. Il y avait également un four à gaz, pas très performant mais un four à gaz quand même, et comme la cuisine aussi avait une fenêtre, quand je dînais seule, je pouvais faire griller du poisson séché sans que l'odeur envahisse la maison, c'était pratique. J'avais aussi tous mes ustensiles de cuisine préférés. Le mortier de l'ère Meiji hérité de ma grand-mère aujourd'hui disparue, le baquet en bois de cyprès dans lequel je gardais le riz au chaud, la cocotte en fonte Le Creuset enfin achetée avec mon premier salaire, les baguettes de cuisine à pointe fine dénichées chez un marchand spécialisé de Kyoto, le couteau d'office italien que m'avait offert le chef d'un restaurant bio pour mes vingt ans, mon tablier en lin si agréable à porter, les galets ronds indispensables à la confection des aubergines en saumure, sans oublier la poêle en fonte pour laquelle j'avais fait tout le trajet jusqu'à Morioka.

Ito Ogawa nous parle de petites choses, de détails insignifiants. Mais de leur somme naît un univers chaleureux.
Dans ce livre, il est question de partage, de générosité, de simplicité, d'authenticité
Et bien évidemment de cuisine.
Du plaisir de la faire et de la déguster.
Et plus simplement, ce livre parle du bonheur.
C'est un "feel-good book". Tout laisse craindre un livre sirupeux et tire-larmes. Mais Ito Ogawa ne force pas le trait. Elle donne de l'épaisseur à ses personnages et nous donne envie que son petit monde existe.
Son livre est émouvant parce qu'il est sincère. Il fait aussi partie de ses rares livres qui réussissent à faire partager de vraies sensations gastronomiques. Chaque plat qu'elle décrit met l'eau à la bouche. Elle nous fait ressentir le plaisir de la dégustation. C'est assez rare pour le souligner.
Ce genre de roman ne fonctionne que sur la légèreté du propos. Je crois que le lire sans être dans les bonnes dispositions peut se révéler pénible. Mais  j'avais envie d'un livre simple et délicat. L'équilibre atteint par l'auteur me semble parfait. Finalement, écrire et cuisiner sont des activités assez similaires. L'assaisonnement qui fait le plat. De petites choses apportent le liant, le relief, les saveurs. Cet équilibre, Ito Ogawa l'a trouvé.